Denise Leroux
1. Trajectoire enseignante : d’une élève prometteuse à une éducatrice reconnue
Née dans le Xe arrondissement de Paris en 1903, Denise Leroux vient vraisemblablement d’un milieu modeste. Contrairement à sa mère sans profession, elle s’empare des études comme d’un tremplin professionnel, n’hésitant pas à multiplier les diplômes (lycée Lamartine, école Elisa Lemonnier - Duperré…), son passage par des écoles techniques lui promettant une ascension sociale certaine. D’abord dans la décoration d’ameublement (1926-1936), puis secrétaire des croisières médicales (1936-1939), elle est rapidement en situation de former ses cadets aux techniques qu’elle maîtrise, et excelle dans cette tâche, du moins aux yeux de sa patronne qui affirme que « son sens de la direction et de la formation des élèves est parfaitement développé »[1].
Toujours célibataire (et ce jusqu’à la fin de sa vie), ayant potentiellement prononcé des vœux dans un tiers ordre, elle se retrouve à 36 ans avec la charge de sa mère cardiaque et d’une tante paralysée, leur prodiguant des soins quotidiens. Elle se présente alors à une place de directrice d’une maison de jeunesse en 1939, aussi appelée maison de rééducation sociale de jeunes chômeuses et est formée, à cette occasion, à la psychologie et à la direction d’établissement. Elle prend ensuite la tête d’un centre de jeunesse (1940-42) puis est détachée à l’inspection de Paris (1942-43), et va finalement devenir chargée des recherches pédagogiques pour l’école des cadres techniques féminins (1943-45). À la sortie de la guerre, c’est encore à elle que les nouveaux responsables de l’enseignement technique font appel pour diriger des centres de formation professionnelle féminins, dont Quinault, en 1953, où elle passera la fin de sa carrière, jusqu’à sa retraite en 1968.
2. Faits marquants : une directrice à la fois traditionnelle et innovante
De l’adolescente de la Grande Guerre à la femme travaillant dans la France des années soixante, de la prometteuse élève boursière à l’éducatrice confirmée, de la spécialiste des techniques de dessin, de décoration et d’ameublement à celle de la rééducation et de l’enseignement technique, les mutations de sa carrièresont considérables et font écho aux transformations sociales et pédagogiques de son temps. En tant que directrice d’établissement technique, elle doitnotamment affirmer son autorité et sa légitimité par la mise en place d’une politique interne d’établissementqui mêle discipline traditionnelle et pédagogie innovante.
Denise Leroux est en effetrestée très impliquée dans la réflexion éducative jusqu’à sa retraite. Sa position de directrice la pousse d’abord à construire des normes strictes voire rigides concernant la vie en collectivité, tant par la discipline que doivent respecter les élèves que par l’uniformisation des pratiques des professeurs[2]. Très vite cependant, la directrice montre qu’elle ne souhaite pas uniquement faire régner l’ordre dans l’établissement. Si c’est un préalable, elle envisage également des actions pédagogiques afin de favoriser le développement des élèves (elle encourage les expositions annuelles d’élèves, qui seront « l’occasion d’une émulation et un moyen de culture générale pour tous »[3]), commeles compétences des professeures (elle les fait abonner aux revues professionnelles de la spécialité qu’elles enseignent).
Progressivement, Denise Leroux envisage l’établissement comme une communauté éducative, à l’interface entre les « éducateurs », les « jeunes » et les parents. En particulier, elle fait de la prise de parole face aux professeurs lorsdes réunions de rentrée de véritables rituels. Certes, elle continue à insister sur les règles de vie avec la même exigence. La lecture des compte-rendu semble pourtant montrer une inflexion de son discours : comme pour encourager une dynamique collective, susceptible de fournir satisfaction et joie dans leur travail, au service de la réussite des élèves, elle tente d’insuffler une direction pédagogique commune. En 1960 notamment, elle y aborde longuement la question du « rôle de l’éducateur auprès de la jeunesse d’aujourd’hui »[4] : elle affirme qu’il faut concilier les bases fondamentales du système d’éducation, dont il faut faire respecter les grands principes, et la nécessité de changer et d’adapter l’éducation face à une nouvelle jeunesse. Pour elle, c’est l’éducateur qui a cette responsabilité : « il nous faut secouer nos habitudes, sortir de nos routines et réviser nos systèmes d’éducation », par exemple en utilisant des moyens modernes – audiovisuels notamment – dans le cadre des cours. De même, à la réunion de rentrée de 1965, elle garantit que pour faire face aux profondes transformations sociales contemporaines, seule « l’union fait la force ». Elle revient sur le rôle difficile du pédagogue de cette époque, car « les jeunes viennent chercher dans nos établissements, malgré leurs apparences de désinvolture, appui, équilibre, foi en la vie, joie par les connaissances acquises culturelles et techniques. À nous de ne pas les décevoir »[5]. Alors que l’appui et l’équilibre traduisent sa conception de l’ordre et de l’autorité comme nécessaires à toute éducation, la foi en la vie et la joie par les connaissances acquisestémoignent d’un renouvellement de cette vision : elles font écho à des réflexions de l’éducation nouvelle (sur l’épanouissement de l’enfant par exemple) comme à des valeurs centrales dans l’éducation catholique (foi, joie). Ce faisant, elle propose une synthèse originale de deux conceptions éducatives souvent opposées.
Les archives laissent se dessiner une figure de directrice très stricte, parfois rigide, mais aussi curieuse des bouleversements de son époque. Après avoir assis son autorité par une ferme affirmation de l’ordre et de la hiérarchie, elle a progressivement mis en place un fonctionnement atténuant quelque peu ces principes au profit de la coopération, et tentant une synthèse entre contrainte et émulation. Il s’agit là d’un cas intéressant qui préfigure certaines réformes des principes éducatifs envisagées après 1968, notamment suite au colloque d’Amiens (développer l’aptitude des élèves au changement, transformer la relation pédagogique et la conception de la vie scolaire, combiner travaux individuels et collectifs…).
3. Historiographie
Aucune étude n’a été consacrée, à notre connaissance, à sa carrière ou à ses principes pédagogiques. Sa trajectoire nous semble pourtant présenter deux principauxintérêts historiographiques : d’une part, elle vient combler le manque d’études sur les directeurs et directrices d’établissement, au rôle pédagogique pourtant fondamental, au cœur des enjeux éducatifs locaux[6] ; d’autre part, elle éclaire les pratiques pédagogiques en cours avant 1968, en particulier dans des établissements moins étudiés comme les écoles techniques, a fortiori féminines.Elle s’appuie en tout cas sur deux types de sources : son dossier personnel de retraite (Archives Nationales)[7] a été exploré pour reconstituer sa trajectoire, etles archives du dernier établissement qu’elle a dirigé (Quinault), conservées aux archives départementales[8] ont permis de documenter son action et ses réflexions pédagogiques.
4. Bibliographie
Cacouault-Bitaud, Marlaine, La direction des collèges et des lycées : une affaire d'hommes ? Genre et inégalités dans l'Education nationale, Paris, L'Harmattan, 2008.
Condette, Jean-François (dir.), Les chefs d'établissement. Diriger une institution scolaire ou universitaire XVIIe-XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.
Forestier, Yann, « Le malentendu réformateur des années 1960 », Histoire de l’éducation, 2013, n° 139, p. 73-92.
Lembré, Stéphane, Histoire de l’enseignement technique, Paris, La Découverte, 2016.
Prost, Antoine, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France. Tome IV L'Ecole et la Famille dans une société en mutation (depuis 1930), Paris, Perrin, 2004 [1981].
Robert, André D. « Autour de mai 1968, la pédagogie en question. Le colloque d'Amiens », Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle, vol. 41, n° 3, 2008, p. 27-45.
Mots-clés : formation professionnelle ; pédagogies nouvelles ; 1968 ; genre ; écoles techniques
[1]Certificat établi par « Les Arts de France, Décoration d’intérieurs » parRenée Kinsbourg, décorateur membre de la Société des Artistes décorateurs, Paris, 20 novembre 1945, sous-chemise « 5. Fonds », sous-chemise « Correspondance », liasse « Validation des services. Mlle LEROUX DENISE Directrice CET », F17/27358, AN.
[2] Il leur est par exemple « recommandé de prévoir des réunions de travail pour l’établissement de leur programme ; ceci, en dehors des heures de cours ».
[3] Réunion du 14.1.55, 3351 W 2, AD Paris.
[4] Réunion de début d’année : 13 septembre 1960, 3351 W 2, AD Paris.
[5] Réunion de début d’année : vendredi 17 septembre 1965, 3351 W 2, AD Paris. Les passages soulignés le sont dans le texte original.
[6]Les historiens « ont peu travaillé sur le passé de ces fonctions d'encadrement et de direction placées sur le terrain local » : Jean-François Condette (dir.), Les chefs d'établissement. Diriger une institution scolaire ou universitaire XVIIe-XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 15.
[7] F17/27358 et AJ16/6061, AN.
[8] Cote 1 à 14, 3351 W, AD Paris.
Auteure: Véra Léon